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Le malaise ressenti par Seschi dès qu’ils avaient pénétré dans le royaume de Kytonia se précisa. Depuis deux jours, la ville était en liesse ; mais il se dégageait de ces réjouissances une impression malsaine, sauvage, cruelle. La fête du dieu taureau était aussi celle d’Ouranos, le dieu du ciel, le plus puissant des dieux. Afin de le satisfaire, on se livrait à la plus étourdissante des débauches. Aria expliqua que les Kytoniens célébraient la fertilité, incarnée par le taureau Minos, fils d’Ouranos. La coutume voulait que les hommes honorassent les femmes avec ou sans leur consentement, afin de témoigner de la vigueur sexuelle de la divinité, et de procréer. Les enfants nés de ces unions étaient censés devenir de redoutables guerriers.
Dans la cité de Khent-Min, en Haute-Égypte, avaient lieu des festivités semblables pour vénérer le dieu de la fécondité : Min. Si ces réjouissances offraient le prétexte à toutes sortes de licences, le viol en était banni, ce qui n’était pas le cas à Kytonia. Dans les rues, le long des murs, erraient des filles aux yeux battus et hagards. Plus loin, d’autres tentaient d’échapper à des hommes nus, qui braillaient à tue-tête pour leur donner la chasse. Des individus ivres de boisson gisaient, écroulés à même le sol ou sur les murets qui cernaient les jardins. La cité tout entière semblait prise de démence.
Peu rassurée, Aria se rapprocha de Seschi.
— La légende affirme que c’est à l’occasion d’une semblable bacchanale que la reine Pasiphaé a conçu son enfant monstrueux. On dit qu’elle s’est offerte à un taureau dont elle était tombée amoureuse, dissimulée dans un simulacre de vache. Elle fut dénoncée ensuite par une servante jalouse. Mais le roi Galyel a épargné son épouse. Il était persuadé que c’était le dieu Minos lui-même qui lui avait inspiré un désir aussi innommable. La créature née de cette union terrifiante était donc son fils. Lorsqu’il naquit, neuf mois plus tard, il fut enfermé dans la Vallée maudite avec sa mère. Avec le temps, il acquit une force surnaturelle. On le nourrissait alors avec des moutons et des chèvres dont il ne laissait que les os. Puis on prétend qu’il tua ses nourrices et ses gardes. Un jour, l’un d’eux fut emporté sans que les autres pussent intervenir. Ils retrouvèrent son cadavre le lendemain à demi dévoré. On ne le reconnut qu’aux lambeaux de vêtements qui lui restaient. Depuis ce jour, même les guerriers ne se risquent plus dans la vallée. Sa mère elle-même fut contrainte de s’enfuir du Labyrinthe. On ignore ce qu’elle est devenue. Personne jamais n’a revu le monstre. Seuls les soldats qui montent la garde près de la barrière condamnant la seule issue de la vallée aperçoivent de temps à autre sa silhouette effrayante qui rôde à la lisière de la forêt. Ils prétendent que sa tête n’est pas celle d’un humain, mais d’un taureau. Galyel a compris que le Minotaure – c’est le nom qu’on lui a donné – était anthropophage. Afin de se concilier les faveurs du dieu Minos, il prit l’habitude, chaque année, à l’occasion des fêtes de la fertilité, de lui offrir sept jeunes gens et sept jeunes filles.
En raison de la présence du magnifique taureau blanc, l’entrée des Égyptiens dans Kytonia ne passa pas inaperçue. On les contempla avec étonnement, parfois avec curiosité. Mais on se détourna très vite d’eux. La fête avait commencé deux jours plus tôt par une beuverie monstrueuse, et la lucidité des citadins et des gardes était grandement compromise. L’île Blanche produisait un vin curieux, d’une consistance pâteuse, que l’on diluait dans de l’eau pour le rendre buvable.
Aria, angoissée par les regards concupiscents des hommes, s’agrippait au bras puissant de Seschi, qui gardait la main crispée sur son arme. L’escorte de guerriers égyptiens et arméniens ne rassurait qu’à demi la princesse. Depuis toujours, les Kytoniens détestaient les Arméniens, et, malgré le temps écoulé, ils n’avaient pas digéré la dernière défaite. Cependant, parce qu’ils apportaient des offrandes pour les dieux, on les laissa en paix.
La ville était bâtie en escalier sur une colline calcaire qui faisait face à une baie prise entre la côte et une presqu’île montagneuse. Une rue principale encombrée menait jusqu’au palais. De chaque côté ouvraient des ruelles innombrables, véritable dédale où s’égaraient les filles qui tentaient d’échapper à leurs poursuivants éméchés. Un détachement de soldats à demi nus conduisit Seschi, Aria et leurs compagnons jusqu’au palais. Celui-ci se dressait au sommet d’une éminence rocheuse qui dominait la cité. Son architecture rappelait celle d’Arméni. De dimensions imposantes, il ne comportait pas d’étage et se composait d’un agglomérat de pièces de toutes tailles, agencées autour d’un noyau central qui constituait les appartements royaux. Jouxtant ce noyau, des logements étaient réservés aux concubines de Galyel, qu’il honorait ou rejetait au gré de son humeur. D’après Aria, le nombre de ses bâtards était inimaginable. Plus loin, de petites salles abritaient le trésor royal ; d’autres servaient à stocker les denrées alimentaires. À la périphérie de ce dédale anarchique s’érigeaient des cellules affectées aux gardes.
Tenant le taureau blanc par le licou, Seschi fit son entrée dans la cour principale du palais, au milieu d’une haie de curieux. L’animal relevait fièrement la tête, comme pour accueillir l’hommage que lui rendait ce peuple inconnu.
Annoncé auprès du roi Galyel, le jeune homme pénétra dans la salle principale, dont le sol n’était pas fait de dallage, comme à Mennof-Rê, mais de terre battue. Le souverain attendait, installé sur son trône. Son faciès épais et carré dégageait une impression de force rentrée, concentrée particulièrement dans son regard noir et mobile, qui semblait tout voir. Il émanait de lui une formidable autorité naturelle qui, paradoxalement, témoignait d’un charme insolite et inspirait la crainte.
Les yeux à demi fermés, comme pour mieux les scruter, il observa l’arrivée des Égyptiens. Constatant qu’ils étaient dirigés par un homme très jeune, un sourire étira ses traits une fraction de seconde. Il n’eut pour eux aucune parole de bienvenue, et laissa un silence lourd s’installer.
Le malaise de Seschi s’accentua. Le personnage de Galyel lui déplaisait foncièrement. Il lui semblait entendre, malgré le brouhaha, sa respiration rauque de fauve à l’affût. Le jeune prince et le minos se dévisagèrent longuement, chacun tentant de prendre la mesure de l’autre. Car Seschi sentait bien que sa présence intriguait et embarrassait le nomarque. Il n’avait pas conscience du charisme exceptionnel qu’il dégageait, que venaient renforcer sa musculature solide et sa silhouette charpentée, mais il comprit très vite que le roi se méfiait de lui. Il soutint bravement son regard.
L’œil luisant de Galyel le transperça, le jaugea, comme pour évaluer ce qu’il pouvait attendre de lui. Le nomarque dégageait un terrifiant sentiment de cruauté et de perversité. Il n’éprouvait aucune compassion, aucune pitié. Pour lui, les hommes n’étaient que des pions destinés à servir sa soif de pouvoir et de domination. Bien pire même, il semblait s’amuser de leurs frayeurs. Avant même qu’il eût ouvert la bouche, l’intuition de Seschi lui avait appris l’essentiel sur le personnage. Galyel était un homme doté d’une volonté formidable, à laquelle personne jusqu’à présent n’avait pu résister, un manipulateur à l’esprit démoniaque. Le jeune homme comprit que sa démarche était vouée par avance à l’échec. Le roi éprouvait une jouissance singulière à voir les autres lui obéir en tremblant. Seschi rassembla son courage et déclara, d’une voix qu’il tâcha de rendre la plus ferme possible :
— Noble roi, mon nom est Nefer-Sechem-Ptah, fils de l’Horus Neteri-Khet, souverain des Deux-Royaumes.
Thefris traduisit. La voix de Galyel résonna, à la fois doucereuse et grave, presque caverneuse.
— Sois le bienvenu à Kytonia ! dit-il avec une expression qui démentait l’amabilité des paroles.
— Seigneur, poursuivit Seschi, je suis venu te demander de réparer une injustice commise il y a quelques jours dans l’est de l’île Blanche. Tes guerriers ont attaqué un village et capturé ses habitants. Ceux-ci sont protégés par le souverain de Kemit. Je te demande donc de les libérer, et t’offre ce magnifique taureau blanc en compensation, et en gage de notre future amitié.
Seschi eut l’impression d’un chat jouant avec une souris. Le minos avait l’air de parfaitement s’amuser ; on lui apportait ce somptueux présent dans l’espoir de l’amadouer, d’obtenir sa clémence. Il haussa le sourcil.
— Continue ! gronda-t-il.
— Parmi ces captifs figure ma sœur, la princesse Khirâ, elle aussi fille de l’Horus Neteri-Khet.
Galyel se redressa, intrigué.
— Que faisait donc une princesse égyptienne dans ce village misérable ?
Seschi hésita, puis décida de ne pas informer Galyel du conflit à l’origine de l’expédition.
— Elle avait quitté le Double-Royaume pour suivre son compagnon, Tash’Kor, le prince de Chypre.
Galyel écarta les bras.
— Je l’ignorais. Mais comment veux-tu que mes guerriers devinent que ce misérable village abritait une princesse d’Égypte ? Mais si ta sœur est ma prisonnière, il te sera facile de la reconnaître. Suis-moi !
Un fol espoir s’empara de Seschi. L’homme n’était peut-être pas aussi intransigeant qu’il le laissait paraître. Pourtant, quelque chose sonnait faux. Comment pouvait-il ignorer qu’il détenait la fille de l’Horus et deux princes chypriotes ?
Entouré de ses officiers et de sa Cour, Galyel entraîna le jeune homme dans une autre partie du palais. Stupéfait, Seschi découvrit que l’édifice était beaucoup plus grand qu’il ne le paraissait de l’extérieur. Il se prolongeait de galeries taillées dans la roche calcaire, et éclairées chichement par des torches. On avait utilisé des cavernes naturelles, agrandies et aménagées, pour parquer les esclaves. De part et d’autres des immenses couloirs, dont les voûtes s’ornaient de stalactites, s’ouvraient des fosses profondes, creusées à main d’homme, où croupissaient les prisonniers. Une petite poignée de gardes armés jusqu’aux dents suffisait pour les surveiller. Les parois étaient trop hautes pour qu’on pût les escalader. Des ululements inquiétants sourdaient de la roche elle-même. Seschi finit par comprendre qu’il s’agissait de l’aïtoumi, qui s’engouffrait vraisemblablement dans des orifices situés dans la voûte. Ces hurlements lugubres ne contribuaient pas à rendre les lieux plus rassurants.
— Regarde bien, ami Nefer-Sechem-Ptah, et dis-moi dans quel endroit se trouve ta sœur.
Le jeune homme scruta intensément les fosses, profondes d’au moins dix coudées, pour interdire toute tentative d’évasion. Il dénombra plusieurs centaines de captifs accablés, écroulés sur de la paille malodorante, que l’on ne devait pas changer souvent. Parqués comme des bestiaux, ils n’étaient libérés que pour se livrer aux travaux d’entretien de la cité. Hommes et femmes de tous âges étaient mélangés. Il nota également la présence de nombreux enfants aux visages émaciés, aux yeux creusés par la fièvre et le manque de nourriture. Seschi réprima une nausée. À Mennof-Rê, on transformait aussi les prisonniers de guerre en esclaves. Mais ceux-ci étaient très rapidement intégrés dans la vie de la cité, et pouvaient devenir des hommes libres, à moins qu’ils n’aient commis quelque crime impardonnable. Jamais ils n’étaient traités de manière aussi vile. Seuls les condamnés subissaient un sort comparable, et mouraient lentement dans les mines d’or de Nubie. Mais ils devaient expier leurs fautes. Les esclaves de Galyel n’étaient que des victimes. Il refoula la violente bouffée de haine qu’il éprouva d’un coup pour cet individu abominable. Galyel n’était pas digne du titre de roi, ou de minos, comme disaient les indigènes. Un roi, selon la loi égyptienne, était l’intermédiaire entre les dieux et les hommes, il devait consacrer sa vie et son énergie à les protéger, à les guider, et non à les asservir.
Remâchant sa colère, il poursuivit son chemin, observant le regard visiblement satisfait de Galyel. Celui-ci s’amusait de lui, et s’en cachait à peine.
— Alors, prince de Kemit, as-tu retrouvé ta sœur ?
— Je ne l’ai pas encore vue, Seigneur ! gronda sourdement Seschi. Mais nous n’avons pas encore tout visité.
— En effet. Il reste encore une fosse. Mais je crains qu’il n’y ait un problème.
Galyel l’amena devant la dernière cavité, plus profonde encore que les autres.
— Dis-moi, se trouve-t-elle parmi ces prisonniers ?
Seschi avait déjà repéré Khirâ. Elle dormait, la tête posée sur les jambes de Tash’Kor. Celui-ci semblait profondément abattu. Il ne leva même pas les yeux vers lui.
— Elle est bien là.
Galyel écarta les bras en signe d’impuissance.
— Tu vas la libérer, déclara aussitôt Seschi. Je t’ai amené ce superbe taureau blanc afin de te dédommager. Je l’ai capturé moi-même.
— C’est un bel exploit en vérité, répondit Galyel. Aussi, j’accepte ton présent.
Le cœur de Seschi fit un bond dans sa poitrine. Il avait réussi.
— Malheureusement…
— Malheureusement ?
— Je ne puis satisfaire ta requête.
— Comment ? s’insurgea-t-il.
— Il m’est désormais impossible de libérer ta sœur. Ce n’est plus en mon pouvoir. Ces prisonniers que tu as vus appartiennent déjà au dieu du ciel, Ouranos. Ils doivent être livrés dès demain à son fils, dans la vallée sacrée. Je ne puis risquer de le contrarier.
Galyel s’était écarté de lui. Simultanément, les gardes du corps du nomarque s’étaient rapprochés, les armes tirées. Il comprit que Galyel lui avait joué la comédie. Il savait parfaitement où se trouvait Khirâ, et jamais il n’avait eu l’intention de la délivrer. Il détenait le pouvoir absolu et en abusait, simplement pour satisfaire son ignoble plaisir. Le jeune homme éprouva une terrible envie d’écraser ce porc infect. Mais il dut maîtriser sa pulsion. S’il tentait le moindre geste contre lui, il était mort. Il regretta de ne pas s’être muni de sa massue. Mais il n’était pas question d’entrer armé dans le palais. Il riposta, d’une voix dont il tenta de contenir les tremblements de fureur ;
— Ne crains-tu pas que notre père, le souverain des Deux-Royaumes, ne s’irrite de ta décision. Sa puissance est bien plus grande que la tienne.
Galyel écarta les bras, visiblement ravi de la provocation.
— Ne me menace pas, mon ami. Kemit est très loin. Je pense au contraire qu’il serait plus prudent pour toi d’apprécier ma magnanimité. Tu es étranger, et je pourrais te faire arrêter, faire de toi un esclave, au même titre que ces prisonniers destinés au sacrifice. Estime-toi heureux que ma bonté accepte ton offrande. Comme je te l’ai dit, je ne veux pas risquer de mécontenter Ouranos en privant son fils de ses victimes.
Il fit signe aux gardes d’escorter le jeune homme et déclara de sa voix caverneuse :
— Oublie donc tout cela. Je ne peux pas aller contre la volonté des dieux. Demain est la fête de notre dieu bien-aimé et redouté, Ouranos. Réjouis-toi avec mon peuple.
La mort dans l’âme et une rage impuissante dans le cœur, Seschi dut assister à l’effrayante bacchanale qui suivit. Il ne lui était même pas possible de s’éclipser discrètement. Galyel tenait à se repaître de sa fureur et de son incapacité à réagir. Cet homme aimait rabaisser les autres, les diminuer, les transformer en pantins qu’il s’amusait à manipuler à sa guise, laissant croire parfois qu’il accordait une faveur pour mieux la reprendre ensuite. Ses sujets le haïssaient, mais le redoutaient tellement qu’aucun d’eux n’aurait jamais tenté quoi que ce fut contre lui. Il était aussi connu pour les raffinements de cruauté dans lesquels il faisait périr ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire. Seschi ne pouvait croire qu’un personnage aussi abject pût exister. Pourtant, Galyel mit un comble à l’horreur en déclarant :
— Ton présent est magnifique, prince Nefer-Sechem-Ptah. Aussi sera-t-il immolé en l’honneur d’Ouranos après-demain, lorsque nous clôturerons les fêtes de la fertilité. Sois donc remercié pour ton exploit et ton cadeau.
Cette dernière décision était une insulte délibérée. À Mennof-Rê aussi on sacrifiait des taureaux. Mais, dans l’esprit du jeune homme, celui-ci était l’équivalent du taureau Apis, que l’on capturait pour l’élever, et être l’incarnation de Ptah. Ptah était son propre dieu, et cette nouvelle ignominie s’adressait, dans l’esprit de Seschi, au neter lui-même.
La nuit suivante, lorsque enfin il put gagner les appartements que Galyel lui avait fait réserver, il ne put trouver le sommeil. Il ne pouvait rien tenter pour délivrer Khirâ. Les gardes étaient trop nombreux. Une colère noire ne le quittait plus. Il aurait aimé étrangler ce roi maudit de ses mains, bien lentement pour qu’il sente la mort venir, vider son corps de toute énergie. Cet ignoble chien ne méritait pas de vivre. Mais l’expérience lui avait appris, malgré son jeune âge, qu’il était vain de lutter contre une force supérieure à la sienne. Il devait patienter, et réfléchir. Il implora l’aide de Ptah afin qu’il l’inspirât. Mais sans doute était-il trop éloigné des Deux-Terres. Le lendemain, il n’avait trouvé aucun moyen de venir en aide à Khirâ. Elle allait être sacrifiée au monstre effroyable qui hantait la vallée maudite, et il n’y pourrait rien changer.
Dès l’aube, les prisonniers furent extraits de leurs fosses et amenés dans la cour du palais royal. Averti, Seschi se rendit sur place. Accompagné par Aria et ses proches, il demeura en retrait. Il ne tenait pas à ce que Khirâ l’aperçût. Il ne voulait pas qu’elle nourrisse de faux espoirs. Il dut réfréner sa fureur lorsqu’il vit, sur l’ordre de Galyel, les gardes arracher les lambeaux de vêtements des condamnés. La foule, rendue hystérique par les deux dernières nuit de beuverie, se mit à hurler devant les corps nus. Des plaisanteries obscènes fusèrent, adressées aussi bien aux garçons qu’aux filles. Seschi dut se maîtriser pour ne pas assommer un gros homme proche de lui qui hurlait d’une voix pâteuse ce qu’il aurait aimé leur faire. Il observa Khirâ. Elle ressemblait à un petit animal traqué. Son regard affolé parcourait la haie humaine qui riait de sa mort prochaine. Seschi aurait aimé disposer des pouvoirs de Ptah, pour foudroyer ces individus ignobles, et surtout ce nomarque démoniaque. Mais autour de lui, la garde était nombreuse et bien armée. On le tenait à l’œil, au cas où il aurait voulu risquer une action désespérée.
Les jumeaux étaient pâles et amaigris. Seschi vit Tash’Kor prendre Khirâ contre lui, pour la rassurer. Aussitôt, des soldats intervinrent et les arrachèrent l’un à l’autre, Pollys s’interposa pour protéger le couple. Quelques coups de bâton eurent raison de sa révolte dérisoire. Curieusement, Seschi souffrit des coups reçus par les deux hommes. Ils n’étaient plus ses ennemis. Toute haine s’était évanouie en lui.
Il prit à peine conscience que la foule se mettait en marche. La mort dans l’âme, il suivit le cortège, qui quitta la cité pour se diriger vers le sud. En procession lente et bruyante, on marcha ainsi pendant une demi-journée. Le vent avait redoublé de violence. Des bourrasques continuelles assaillaient la colonne, étourdissant et déséquilibrant les marcheurs, échauffant un peu plus les esprits.
Peu à peu, le relief s’éleva. Une montagne couverte de bruyère et d’arbustes épineux remplaça les collines verdoyantes de la côte. Bientôt, on arriva dans une sorte d’amphithéâtre naturel, ouvert par le milieu sur un défilé enfoncé entre deux montagnes. Une haute muraille surmontée d’une double rangée d’épieux joignait les deux parois rocheuses. Curieusement, les épieux étaient tournés vers l’intérieur, sans doute pour dissuader la créature de s’échapper. Des sentinelles patrouillaient le long d’un chemin de ronde. Au milieu du rempart se dressait une lourde porte double de rondins.
Seschi sentait dans sa main la menotte fine d’Aria, qui le suivait comme son ombre en tremblant de peur. Elle lui avait dit n’avoir jamais assisté à un sacrifice humain. Les Égyptiens restèrent en arrière, prenant place sur une éminence rocheuse qui dominait la clairière où s’étaient rassemblés les citadins. Le jeune homme ne tenait nullement à se trouver trop près du nomarque. Il se doutait que celui-ci ne manquerait pas de le provoquer, et il préférait éviter de lui bondir à la gorge. Repoussée par la véritable armée qui escortait le minos et les prisonniers, la foule forma un grand cercle bruyant autour du roi, des prêtres et des sacrifiés, dont on ôta les entraves. Seschi redouta un instant que l’on n’égorgeât les victimes avant de les offrir au monstre, mais il n’en fut rien. Tandis que les prêtres poussaient à pleine gueule des phrases rituelles adressées à Minos et à Ouranos, les prisonniers furent poussés sans ménagement en direction de la haute porte. Une atmosphère de démence s’installa peu à peu sur les lieux. La foule répétait inlassablement les noms des divinités, reprenait des bribes des phrases lancées par les prêtres, emportées et déformées par les hurlements incessants du vent. Les vantaux s’ouvrirent lentement. Il fallait trois hommes pour manœuvrer chacun d’eux. Bouillonnant de fureur et d’angoisse, Seschi tenta d’apercevoir ce qui se passait de l’autre côté. Mais il ne distingua qu’une étendue herbeuse déserte. Plus loin commençait une forêt sombre, coincée au creux de ce défilé obscur où le soleil ne pouvait pénétrer. De part et d’autre s’élevaient des falaises grises et abruptes, impossibles à escalader. Les victimes furent poussées au-delà de la limite. Seschi devina, derrière les grondements ignobles de la foule, les hurlements de terreur des filles. La double porte se referma. Les prêtres gravirent ensuite la rampe menant sur le chemin de ronde. Là, ils adressèrent de nouvelles incantations à la monstrueuse divinité qui vivait au-delà. Seschi comprit qu’ils tentaient de l’apercevoir. Mais celle-ci ne se montra pas. Les prêtres, déçus, redescendirent, et ce fut la fui de la cérémonie. Lentement, les citadins reprirent le chemin de Kytonia.
Seschi et ses compagnons laissèrent la foule quitter les lieux. Peut-être était-il possible de pénétrer dans la vallée avec des armes et de tenter de délivrer les prisonniers. Mais nombre de Kytoniens restaient sur place, et notamment une escouade d’une centaine de guerriers. Des individus gravirent la rampe à leur tour, munis de pierres qu’ils jetèrent sur les condamnés.
Furieux, mais impuissant à intervenir, Seschi descendit de son promontoire. L’apercevant, Galyel le fit chercher par l’un de ses capitaines. Force fut au jeune homme d’obtempérer.
— Je me doute de ce qui peut te passer par la tête, ami Nefer-Sechem-Ptah, dit le minos d’une voix onctueuse. Je vais laisser ici Morokh, le meilleur de mes capitaines, qui saurait te dissuader de forcer la porte du Labyrinthe, au cas où l’idée t’en viendrait à l’esprit. Ne pense pas que tu pourras intervenir pour délivrer ta sœur. Elle appartient désormais aux dieux.
Il se frotta les mains avec satisfaction, puis ajouta :
— D’après ce que disent les gardes qui surveillent la vallée, le minotaure ne tue pas toutes ses proies d’un coup. Au contraire, il les chasse, les traque, et les abat l’une après l’autre. On les entend hurler de peur bien longtemps après qu’elles ont été enfermées dans la vallée. Certaines survivent parfois plus d’un mois. Réjouis-toi, ta sœur ne périra peut-être pas tout de suite.
Puis il partit d’un rire cinglant qui n’avait d’autre but que de provoquer Seschi. Celui-ci ne réagit pas. Les soldats de Galyel n’attendait qu’un faux pas de sa part pour l’abattre. Il n’offrirait pas ce plaisir à ce chien. Mais un terrible désespoir venait de s’abattre sur lui. Désormais, il ne voyait plus comment Khirâ pourrait être secourue.